Article modifié le 25/09/2021
Ici, on stan les reines américaines dont le nom porte un signe diacritique ! En attendant de disserter sur la reine ultime, quelques mots sur celle qui a été la reine de mes oreilles en 2018 et de beaucoup d’autres si l’on se fie à la réception critique de son dernier album : j’ai nommé Janelle Monáe.
Son univers m’a toujours semblé énigmatique et j’éprouvais des difficultés à m’y immerger totalement. Avec Dirty Computer, son nouvel album, les choses paraissent plus simples. Un retour vers le futur s’impose donc…
Qui est Janelle Monáe ?
Chanteuse, comédienne (notamment dans Moonlight, Oscar du meilleur film en 2017 et Les Figures de l’ombre, nommé la même année), Janelle Monáe est également autrice et performeuse hors-pair. La jeune femme de 32 ans est originaire de Kansas City mais est installée à Atlanta, l’un des centres de la musique afro-américaine contemporaine, depuis une dizaine d’années. C’est là qu’elle a créé le collectif d’artistes Wondaland Arts Society qui compte parmi ses membres le rappeur Jidenna, le duo St. Beauty et le musicien Roman GianArthur.
Son parcours artistique débute à l’American Musical et Dramatic Academy (New York) avec l’idée de devenir une star à Broadway mais c’est en s’installant dans la capitale géorgienne que sa carrière musicale est bouleversée. Elle y rencontre le duo mythique Outkast (🙇🏽♀️). Impressionné par son talent, Big Boi coproduira son maxi Metropolis: The Chase Suite. Grâce à lui, elle rencontre Sean Combs aka Puff Daddy (pour ceux et celles qui avaient un semblant de vie avant 2000) aka Diddy. Elle signe sur son label Bad Boy Records (le MC officiel de nombreuses soirées de notre adolescence #tmtc) en 2006.
Black and white, yeah, that’s always been my camp… Django Jane
La chanteuse se distingue dès le début de sa carrière par son style très étudié : pendant longtemps, elle apparait uniquement en costume et smoking monochromes, noir et blanc. Aujourd’hui encore, ces deux couleurs sont un élément de son look des tapis rouges, sur scène ou dans ses clips. Le costume et le smoking étaient, certes, un moyen de se démarquer et d’apporter une touche androgyne à son personnage d’androïde mais, comme elle l’a expliqué en 2012 lors du Black Girls Rock!, ce choix était aussi un acte politique. C’était un hommage à ses origines modestes, en souvenir des uniformes portés par les membres de sa famille qui ont été femme de ménage, concierge, éboueur ou employé des postes.

Ses influences musicales et artistiques sont multiples. On peut saisir ce syncrétisme dans tous ses albums. Son RnB se nourrit de funk, de soul, de rock’n roll, de pop et même de cabaret avec des touches d’orchestration jazz voire classique. Toutes les musiques d’origine afro-américaine sont exploitées, renouvelées, mélangées pour donner un résultat inédit comme elle l’explique dans une interview à propos de son album Electric Lady. Mais Janelle Monáe est surtout l’une des artistes à avoir mis l’afrofuturisme sur le devant de la scène populaire au début des années 2000. Ce courant artistique est défini par Ytasha Womack comme «l’intersection entre la culture noire, la technologie, la libération et l’imagination, avec des touches de mysticisme […] une manière de lier le futur et le passé et d’aider à réimaginer l’expérience des gens de couleur».
Quel est l’objet de notre affection ?
Les productions de Janelle Monáe sont des albums-concepts c’est à dire qu’elles sont dominées par un thème, à savoir une mythologie de science-fiction. Les liens qu’elles entretiennent entre elles, les échos qu’on y entend et voit ont conduit Katie Goh de Dazed à parler de «carrière-concept». On suit, à travers elles, l’épopée de personnages récurrents, naviguant dans des «emotion pictures» qui sont autant d’histoires permettant de «nourrir l’esprit, de cultiver l’imaginaire et de nous ouvrir à une diversité musicale» dixit la chanteuse elle-même. Ces emotion pictures racontent l’histoire de Cindi Mayweather, une androïde amoureuse d’un humain et dont on suit le combat contre un état totalitaire. Dirty Computer, son dernier album,s’inscrit dans cette odyssée futuriste où se mêlent Fritz Lang (Metropolis) Philip K. Dick (Do Androïds Dream of Electric Sheep aka Blade Runner), Octavia Butler, Black Mirror mais aussi Dali et Walt Disney qu’elles citent comme sources d’inspiration.
Cependant, cinq ans après Electric Lady, le personnage principal a changé. Ce n’est plus Cindi mais Jane #57821, code qui est aussi le titre d’un duo avec Deep Cotton, groupe funk appartenant au collectif Wondaland 🙃. Cet album offrait quelques indices invitant à envisager la séparation entre Janelle Monáe et son alter ego Cindi : le clip de «Q.U.E.E.N», un duo avec Erykah « problematic » Badu, montre la chanteuse en fugitive à travers le temps et l’espace tentant de combattre un pouvoir totalitaire grâce à l’art et la chanson. De plus, le nom de l’alter ego de Dirty Computer se rapproche de celui de l’artiste… (mais sur twitter, elle cultive encore la confusion Janelle-Cindi).
Dirty Computer conserve le contexte de ses prédécesseurs : une société totalitaire et des personnages tentant d’y résister mais la trame est quelque peu différente. À présent, ce sont les humains qui sont directement en danger. On exige d’eux qu’ils correspondent à des normes stricts et ils sont nommés «computers», une façon de les déshumaniser. Jane est une hors la loi (cf. le single «Django Jane») qui choisit de vivre avec ses virus et ses bugs, c’est une «dirty computer» (cf. « They called us dirty cause we break all your rules » dans Q.U.E.E.N). Elle résiste aux tentatives d’effacement de cette «crasse» qui est en réalité ses souvenirs et son identité. L’album est, de manière assez transparente, une invitation à ne pas se laisser étouffer par la norme et à exprimer son individualité et son humanité. Mais c’est surtout une ode à la différence, au bizarre, au « queerness ». C’est ainsi que lors de sa promotion, elle annoncera sa pansexualité. Être différente et s’assumer dans sa sexualité mais également dans tout ce qui nous éloigne de la norme même si cela dérange, voilà le projet de l’album.
I want young girls, young boys, nonbinary, gay, straight, queer people who are having a hard time dealing with their sexuality, dealing with feeling ostracized or bullied for just being their unique selves, to know that I see you,” she says in a tone befitting the “commander” patch on her arm. “This album is for you. Be proud.
J. Monáe dans Rolling Stone
On peut aussi voir un clin d’œil à Eternal Sunshine of the Spotless Mind dans la volonté (et l’échec) d’effacer les mauvaises choses, de manipuler les souvenirs mais ce serait un Eternal Sunshine… avec point Godwin. En réalité, dans le court-métrage qui accompagne l’album, on constate la peur que provoquent toutes celles et tous ceux que l’on considère comme des anomalies et les actions menées pour les réduire au silence et effacer ce qui les distingue. Cette idée fait référence aux «thérapies» de conversion subies par les personnes homosexuelles. Janelle Monáe craignait la réaction de sa famille en annonçant sa pansexualité car celle-ci est très religieuse et dans son enfance et son adolescence, elle entendait que les gays étaient destinés à l’Enfer. Cette peur transparaît dans le film et dans la chanson «So Afraid».

Les quatorze titres de l’album suivent une progression selon l’artiste elle-même : « The first four songs are the reckoning; realizing what you mean to this society. The middle half of the album, is the celebration; celebrating your dirt, celebrating being a ‘dirty computer.’ And then you kind of go through the fear of what that means to stand up for yourself and those who are oftentimes marginalized. And it leads you to the reclamation. Reclaiming what it is to be an American. I too am American. My ancestors built this place. So, it goes through phases. Every song depends on the next song. »
Musicalement, l’influence de Prince, qui était devenu son mentor après avoir écouté ArchAndroid, est flagrante notamment dans le titre «Make Me Feel». Mais on le retrouve partout comme si nous étions face à la construction d’une version féminine et contemporaine de Controversy : dans les chorégraphies, les visuels, les sonorités, le message. Janelle Monáe explique dans Rolling Stone à quel point il a été difficile de travailler sans lui et la manière dont elle ne cessait de s’interroger sur les choix qu’il aurait faits, les conseils qu’il lui aurait donnés… Plus généralement, le mood visuel et sonore est bien 80’s et on est là pour ça !
Pourquoi tant d’amour ?
Dirty Computer permet un entre-deux entre la représentation d’une dystopie totalitaire à tendance fasciste dont les fandroïds (le nom que porte les fans de Janelle Monáe) avaient jusqu’ici l’habitude et un univers moins « weird », moins hermétique mais d’apparence plus personnel. Au lieu de créer de la distanciation, l’alter ego, Jane, propose un miroir de l’âme de l’artiste.
Certes la direction artistique est précise et percutante comme toujours chez Janelle Monáe mais on ressent une libération dans la manière de la mettre en scène. On a le sentiment de découvrir une artiste qui se dévoile de manière honnête et qui retire peu à peu le masque qu’elle portait pour être sincère avec nous, la rendant plus humaine et plus accessible à de simples mortelles comme moi. «It was time to focus on being a complete, complex human being. I dont know who’s gonna come with me and who’s gonna criticise me, but I’m not gonna renege, and I’m not gonna hide » déclare-t-elle dans le Guardian. En ce qui me concerne, je suis complètement acquise à la cause.
Cette volonté de reprendre le pouvoir sur la manière dont les autres nous perçoivent, cet hymne à l’amour de soi et à liberté d’être qui l’on veut et de mener sa vie comme bon nous semble rejoint l’aspect engagé de Janelle Monáe, l’individu. Jusqu’à présent, ce discours était fortement métaphorisé dans son art (excepté le titre « Hell you Talmbout » avec les artistes de Wondaland, dans la lignée du mouvement Black Lives Matter). Son activisme s’exprimait en dehors de ses emotion pictures : lors des Grammy Awards 2017, en plein mouvement Time’s Up, ou à travers son organisation Fem the future qui promeut l’autonomisation des femmes artistes et scientifiques. « We comme in peace but we mean business » a-t-elle lancé aux Grammys : un message clair et radical mais dans un album accessible et plus populaire. Il nous invite à réfléchir sur le dancefloor.
L’aspect magistral se trouve dans la cohérence musicale de cet album. On ne peut sauter aucune piste ! Tout est construit de manière à nous raconter une histoire : des respirations aux moments les plus intenses (quelque soit le sentiment et l’énergie). Lorsque l’on jette un œil à la liste des artistes ayant participé à l’album, on découvre un catalogue de culture musical inédit (Hello Brian Wilson!). Chaque collaborateur s’est intégré de manière fluide presqu’organique à la vision de Janelle Monáe, lui permettant d’exprimer toutes la palette de ses émotions : forte et vindicative mais aussi douce et réservée. Enfin, la musique paraît prendre plus de place que le concept, ce que j’apprécie grandement parce que la science-fiction m’ennuie ! 🤷🏽♀️
Finalement, qui n’a pas 12 ans d’âge mental et se sent rebelle en écoutant une ou plusieurs chansons plus ou moins teintées d’insinuations sexuelles ?
Les 5 moments forts
- «Pynk» (Hello Aerosmith!) ou le clip préféré de tout le monde, réalisé par Emma Westenberg. Featuring Grimes (dont on reconnait la patte).
- Brian Fu**in Wilson, comme dans le Brian Wilson des Beach Boys ! Dès le premier titre, on est dépassé.
- «Make me Feel» béni par l’esprit de Prince et dont la vidéo n’est pas sans rappeler «San Junipero» mais plus largement toutes les références visuelles aux années 80 comme le clip d’ «Addicted to Love» de Robert Palmer, la robe blanche de Madonna époque Like a Virgin, la couleur omniprésente contrastant avec ses choix monochromatiques antérieurs. Les références sonores dans «Take a byte» et «Screwed»… cerise sur le gâteau.
- Tous les moments où elle envoie ch*er le monde comme dans «Screwed» où la voix enfantine de Zoë Kravitz propose une antithèse au contenu anxiogène de la chanson. Dans la même veine, «Americans» qui claironne l’acquisition de la liberté et la revendication d’appartenance de manière revendicative et dénonciatrice.
- Janelle 💵, meilleure rappeuse 2018 avec Mrs Carter. La preuve ? «Nigga move back, take a seat, you were not involved / And hit the mute button / Let the vagina have a monologue»
Wishlist
L’édition limitée de l’album vinyle
Le DVD de Moonlight
Une vraie date en France à l’été 2019 ✔︎ (Merci Afropunk : avec Solange et Lizzo en prime !)
Le Grammy du meilleur album 2018 pour toutes les raisons énoncées dans cet article la prochaine fois…
Une comédie musicale écrite par J. Monáe et dont elle sera l’actrice principale