Star Wax : la guerre des étoffes

Article mis à jour le 4 mai 2019

Le wax est devenu, en quelques années, le tissu incontournable pour apporter une touche exotique à n’importe quel vêtement voire à n’importe quel élément de décoration. Pour certaines personnalités publiques, ce tissu imprimé est même une caution prouvant leur bonne foi multikulti. L’été approchant, rêve de soleil et de tourisme condescendant oblige, apparaissent ici et là des modèles de tout et n’importe quoi en wax ou imprimé «d’inspiration wax». Effet tropical assuré !

Oh you mean « Africa by Toto »!

Une petite histoire (coloniale) du wax

Aujourd’hui l’origine indonésienne et plus particulièrement javanaise du wax n’est plus un mystère pour personne. En effet, c’est en voulant industrialiser la technique du batik indonésien (qui s’inspire elle-même d’une technique indienne de teinture à la cire qu’on retrouve déjà dans l’Egypte antique) que les Britanniques et les Néerlandais ont diffusé le wax en Afrique occidentale puis centrale. Les Javanais avaient perfectionné cette technique dès le XIIᵉ siècle et les motifs choisis s’inspiraient soit de la tradition hindu (liée au cycle de vie des femmes) soit d’une tradition proprement indonésienne (liée à la fertilité féminine), comme le rappelle Tunde M. Akinwumi, universitaire nigérian.

Les motifs ont évolué au cours des conquêtes et des influences étrangères : c’est ainsi qu’on retrouve, suite à la domination chinoise, des motifs d’inspiration bouddhiste tels que les lions gardiens ; l’influence indienne se lit dans le motif de «l’Arbre de vie» inspiré du chintz et qui se propagera également en Europe (le chintz, aussi connue en France sous le nom d’Indienne, est une étoffe à l’origine des manufactures Koechlin Schmaltzer Dollfus & Cie de Mulhouse et qui a rendu célèbre la ville de Jouy-en-Josas grâce à la fameuse « toile de Jouy », une forme de chintz) ; enfin, sous l’influence de l’Islam, qui interdisait les représentations de figures humaines, se développent des motifs géométriques, ajoute l’universitaire nigérian. C’est au XVIIᵉ siècle que les colons néerlandais introduisent le batik en Europe mais celle-ci n’apprécie pas l’aspect exotique de ses imprimés. Cependant, l’idée d’en faire commerce (ailleurs) se développe et on renomme le tissu «wax printed». Au XIXᵉ siècle, les motifs imprimés prennent des formes hybrides, mêlant cultures européennes et asiatiques mais s’inspirant essentiellement des éléments de la nature pour une commercialisation plus large.

Exemple de chintz/indienne à imprimé arbre de vie. Source : wikipedia

C’est sous cette dernière forme que ce tissu imprimé à la cire arrive en Afrique de l’Ouest. À partir de là, les Néerlandais ne vont produire que pour ce marché. Ainsi, le wax est progressivement introduit en Afrique, au cours de la deuxième moitié du XIXᵉ siècle : d’abord par les missionnaires chrétiens qui souhaitent cacher la nudité des populations locales converties, puis par les marchands européens qui utilisent le wax comme monnaie d’échange lors de leurs haltes en Afrique, et enfin par les soldats ouest-africains ayant combattu lors des guerres indonésiennes (1810-1862) qui offrent à leurs épouses du batik apporté de ces territoires. Les imperfections industrielles qui ne plaisaient pas en Indonésie font le succès du tissu en Afrique de l’Ouest car elles marquent l’originalité de celui-ci. De plus, l’impression des motifs sur les deux faces s’intègre parfaitement à la manière traditionnelle de porter les pagnes. Finalement, les Européens écoulent leurs pâles copies du batik indonésien en Afrique de l’Ouest sans réellement s’adapter au marché local, excepté dans le choix des couleurs.

It appears that European producers were more concerned with fabric colour preferences of various African countries. According to Nielsen, the early years of the twentieth century witnessed the export of predominantly blue prints for Nigeria while orange and black went to Gold Coast (now Ghana). Later the eastern part of Nigeria favoured deep red and yellow while Ivory Coast cherished brown, yellow, red, dark red, yellows and greens. Zaire went for brown cream, pink, purple and light green (Nielsen 1980:12).

Tunde Akinwumi, «The “African Print” Hoax: Machine Produced Textiles Jeopardize African Print Authenticity»

Développer des motifs propres aux cultures africaines semble demander trop de temps, donc d’argent, pour les entreprises concernées. Si certaines s’y essaient, la majorité choisit de conserver des motifs universels, accessibles mais surtout commercialisables dans tous les pays et toutes les cultures africaines. Deux sociétés se distinguent peu à peu dans ce commerce : Vlisco aux Pays-Bas et ABC en Angleterre. À la fin des années 1920, les entreprises européennes commencent à s’intéresser à des éléments proprement africains et vont commencer à créer des pagnes commémorant des chefs locaux, puis, au moment des indépendances et des renaissances africaines (fin des années 1950), elles proposent des portraits de personnalités politiques et enfin d’objets culturels africains. Dans les années 1960, la production en Afrique prend de l’essor et Vlisco, par exemple, crée des modèles localement.

Aujourd’hui, ce qui est considéré comme le véritable tissu wax (wax hollandais et super wax) est fabriqué à Helmond, aux Pays-Bas, par l’entreprise Vlisco. Fondée en 1846 par Pieter Fentener van Vlissingen (P.F. van Vlissingen and co. ) elle avait, alors, l’ambition de concurrencer Manchester et l’Alsace, les deux grands pôles de l’industrie textile européenne. En 2012, l’entreprise hollandaise «était le leader du marché des impressions et conceptions de textiles» annonce le site de l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Depuis ses origines, la société a créé des centaines de milliers de références et certaines sont encore parmi les plus vendues. Ce succès est largement dû aux dénominations choisies par les revendeuses africaines.

Une économie florissante

En effet, dans les années 1950, les «Nana Benz», entrepreneuses togolaises roulant en Mercedes-Benz participent au succès du wax hollandais en baptisant les références de Vlisco avec des noms, des proverbes ou des expressions imagées qui s’adressent directement à la clientèle locale, essentiellement féminine. En donnant des noms aux produits hollandais, elles transforment ces pagnes en marque puis, un peu plus tard, en partageant leurs idées avec les maisons de négoce, elles obtiennent des exclusivités qui contribueront à leur richesse. On apprend dans Nana Benz, documentaire réalisé par Thomas Böltken en 2012, que c’est un reportage du magazine GEO qui a fait naitre ou du moins qui a diffusé cette expression. «Nana» est une manière de signifier le respect envers une figure maternelle ou une femme ayant un rang social important dans le sud du Togo d’où est originaire la majorité de ces commerçantes et bien sûr «Benz» renvoie aux berlines allemandes qu’elles ont été les premières à conduire dans leur pays.

Source : https://cestiweb.wordpress.com/2018/10/25/les-nana-benz-la-puissance-economique-par-le-tissu/

Ces premières vendeuses togolaises aux origines modestes, pratiquant le commerce depuis l’enfance, vont importer des tissus du Ghana et transformer Lomé en capitale du wax hollandais. Dans un article sur ces femmes, Comi Toulabor explique avec précision la construction de ce mythe. En réalité ce groupe formait une hiérarchie savamment organisée : au sommet, une dizaine à une quinzaine de femmes, grossistes avec exclusivité auprès des maisons de négoce ; au degré inférieur, on retrouve les demi-grossistes qui s’approvisionnent auprès du premier groupe ou dans les entreprises voire même au grand marché de Lomé, devenue plaque tournante régionale du wax jusqu’en Afrique centrale ; un degré en dessous, on retrouve les détaillantes indépendantes travaillant pour les grossistes ou les demi-grossistes en parcourant tout le territoire ; enfin, à la base de la pyramide, se trouvent les revendeuses ambulantes d’origine rurale. Au total, entre 2000 et 4000 personnes font fonctionner ce système «avec au somment une bourgeoisie compradore qui se reproduit par le passage de témoin de mère en fille» déclare Comi Toulabor (qui a l’air d’être un sacré tonton marxiste 👴🏾).

Ces femmes se reconnaissent à leur ostentation, qu’elle soit physique (femmes «potelées» comme les qualifie l’un des intervenants du documentaire deThomas Böltken) ou financière (à travers l’acquisition de voitures étrangères et la construction de villas). Comi Toulabor souligne également leur statut au sein de la famille nucléaire en indiquant qu’elles adoptent des attributs traditionnellement masculins comme le polyconcubinage ou la prise en charge des dépenses domestiques et celles concernant l’éducation des enfants (qui se fait souvent à l’étranger). Cette relation de domination financière par la femme mais aussi la liberté sexuelle qui l’accompagne sont également abordées dans Nana Benz. Mais derrière leur succès et dans le contexte africain, on ne tarde pas à évoquer des interventions surnaturelles (et les sacrifices humains allant avec) d’autant que la plupart de ces femmes viennent d’une région du Togo pratiquant le vaudou…

Durant les Trente glorieuses, les Nana Benz se trouvant au sommet de la hiérarchie ont des revenus variant entre 800 et 2000 € mensuels et peuvent donc se permettre les villas et les berlines allemandes mais aussi des appartements en Europe, celles se trouvant aux étages inférieurs gagnent autour ou en-dessous de 100 € ce qui leur permet tout de même de «franchir le seuil de la petite prospérité» déclare Comi Toulabor. Depuis 1990, ajoute le chercheur, on constate une chute importante des revenus. Celle-ci s’explique par différentes causes dont la saturation du marché, due à la levée, en 2004, des quotas d’importation et par conséquent à l’arrivée des copies provenant du Nigeria ou de Chine. Malgré tout, les Nana Benz n’ont pas à s’inquiéter pour leur rang social. Comi Toulabor l’illustre avec l’exemple d’une revendeuse déclarant, en 2004, un chiffre d’affaires mensuel entre 25 et 40 millions de francs CFA (c’est-à-dire entre 35 000 et 60 000 €). Sachant qu’au Togo, près de 90 % de la population vit avec à peine un dollar par jour, on comprend le statut quasi mythique de ces femmes.

Sur le plan politique, elles ont longtemps joué un rôle important dans leur pays : grâce à leurs échanges avec le Ghana, les Nana Benz ont contribué à la construction des idées indépendantistes togolaises et par leur contact avec la population, elles ont permis de remonter les attentes du peuple ou de se faire l’œil et l’oreille du gouvernement… D’autant plus qu’elles avaient pris la tête de l’UNFT (Union Nationale des Femmes Togolaises), l’aile féminine du parti national togolais, le RPT (le Rassemblement du Peuple Togolais). De plus, les Nana Benz les plus importantes, celles qui étaient au somment de la pyramide, ont côtoyé les plus hautes sphères politique locales, au moment de l’indépendance et des décennies suivantes : elles ont, par exemple, prêter leur voiture de luxe au gouvernement mais aussi au président et des langues disent même qu’elles avaient des relations très privilégiées avec ce dernier (si vous voyez ce qu’elles veulent dire…).

Sur le plan social, la transmission matrilinéaire, de mère en fille, a permis d’enrichir le capital social et le capital éducationnel des générations suivantes de revendeuses. Ces dernières ayant fait des études, généralement dans le supérieur et dans des écoles de commerce européennes, apportent une nouvelle manière d’aborder les affaires : elles font évoluer le statut juridique des entreprises créées par leurs aînées et diversifient leur offre de vente, ne se contentant plus de l’unique revente de wax. Ces jeunes femmes sont plus discrètes que leurs mères, et préfèrent se surnommer «les nanas Toyota» ou «les Nanette» nous apprend le politologue d’origine togolaise qui précise que c’est aussi une forme d’humilité vis-à-vis des Nana Benz originelles. D’après celui-ci, malgré leur pouvoir d’achat et leur influence économique, ces femmes n’ont pas eu de véritable influence féministe sur le pays : le statu quo persiste dans une société plutôt machiste. Cependant, toujours d’après Comi Toulabor, leur influence culturelle se lit à travers « une élite politique de l’ostentation ».

Après les grèves générales des années 1990 au Togo, on constate une périclitation du commerce du wax hollandais. L’entrepreneuriat féminin continue son bonhomme de chemin mais prend d’autres formes. À présent, le wax hollandais n’est plus privilégié mais ce sont les imprimés chinois (contrefaçons de Vlisco ou non) qui intéressent les nouvelles commerçantes. En effet, les prix sont beaucoup plus avantageux et la clientèle plus disposée à l’acheter. Ironie du sort, Vlisco, qui s’était lancée sur le marché, au XIXᵉ siècle, en copiant des motifs indonésiens, protège, à présent, ses dessins à travers des brevets et en poursuivant les contrefacteurs…

Le leader mondial du tissu imprimé, racheté par l’entreprise de private equity britannique Actis (spécialisée dans les investissements en Afrique, en Asie et en Amérique latine 👀) en 2010 pour 151 millions de dollars, est aujourd’hui inquiétée par la production chinoise qui représente 90% du marché. En effet, peu de consommatrices africaines (marché principal pour ce produit) ont les ressources nécessaires pour s’offrir régulièrement et même, pour certaines, occasionnellement, un pagne Vlisco malgré les produits plus accessibles du groupe fabriqués par les marques Woodin, Uniwax ou GTP qui produisent en Afrique de l’Ouest. L’opposition qui se marque entre Hitarget (marque chinoise leader) et Vlisco se constate dans les sociétés africaines entre les nouvelles vendeuses et les anciennes, entre les classes populaires et celles plus aisées.

Dans un compte-rendu de deux livres exposant l’histoire et les enjeux du wax, Catherine Hincker de l’Université Libre de Bruxelles renvoie à la notion d’«économie monde» théorisée par l’historien Fernand Braudel pour expliquer le cas du wax. Cette notion explique le processus de développement et de dégradation de pôles urbains économiques s’appuyant sur une innovation qui sera ensuite reprise par de nouveaux pôles urbains qui deviendront, à leur tour, de nouvelles économies mondes. Avec le wax, on a l’exemple de ce processus mais à un niveau encore plus mondialisé : aujourd’hui, le marché africain est le marché principal du wax mais sa production est essentiellement chinoise et hollandaise ; le tissu doit son succès contemporain à celui de la technique et des idées de Vlisco, qui elle-même le doit aux femmes togolaises, qui, en nommant les imprimés de la marque, ont lancé une stratégie marketing autour du storytelling et de la représentation culturelle, ouvrant un nouveau marché sur la base d’une meilleure appropriation des références de l’entreprise néerlandaise.

Le revers du succès

Aujourd’hui, de nombreuses critiques s’élèvent contre l’hégémonie du wax (et plus particulièrement celle de Vlisco) en tant que représentant des textiles africains. Parmi celles-ci, on retrouve celle de Tunde Akinwumi, l’universitaire nigérian, cité plus haut, qui qualifie l’histoire du wax hollandais de «mystification». Ce qu’on reproche souvent à cet imprimé, c’est la mise en danger des véritables tissus traditionnels africains mais aussi la perpétuation d ‘un regard européen sur ce que doit être les vêtements africains, et par conséquent, une sorte de colonisation culturelle. La styliste italo-haïtienne Stella Jean déclare à propos du wax :

C’est une colonisation culturelle du nord par le sud qui trompe tout le monde. Le wax, comme la couleur de peau, fait partie des clichés, des a priori.

http://madame.lefigaro.fr/style/rencontre-avec-stella-jean-300715-97631

«Trompe tout le monde» ? Je n’en suis pas sure. À mon avis, les origines du wax ne peuvent tromper que celles et ceux qui n’en ont pas eu un usage historique et culturel. En effet, les personnes qui ont découvert ce tissu, dans le monde occidental, à travers la mode de ces dernières années, l’ont perçu comme étant d’origine africaine car il était porté par les personnes africaines (et afrodescendantes) puis vendu comme un élément «ethnique» (mot dans la liste des dénominations marketing que je hais du plus profond de mon coeur). Dans mon enfance, au Congo, aucune personne en contact avec le «wax hollandais» n’ignorait son origine, d’ailleurs elle était recherchée car elle était signe de qualité supérieure. Les femmes qui achetaient du wax savaient à quoi elles avaient affaire. En réalité, le wax ne peut tromper que son nouveau marché, c’est-à-dire celles et ceux qui s’approprient sans rechercher, qui cherchent l’exotisme colonial et/ou facile.

La styliste Stella Jean a décidé de mettre en avant, dans ses colletions, de véritables tissus africains même si elle n’était pas aussi vindicative avant les poursuites entamées contre elle par Vlisco car elle utilisait sans autorisation ni référence aucune les imprimés de la maison néerlandaise (et vendait très cher le résultat) tout en promouvant le métissage culturel et en jouant sur l’ambiguïté du wax… D’ailleurs la question des références aux origines des imprimés utilisés par les stylistes et les maisons de prêt-à-porter est soulevée assez pertinemment par un article sur les créations de la styliste italienne. Quoiqu’il en soit, celle-ci travaille, depuis quelques années, à mettre en avant l’artisanat africain et a pris plaisir à troubler les perceptions que nous avons de ce qu’est un tissu africain : elle a fait produire le tissu à rayures qui représente ses origines italiennes dans sa philosophie «wax and stripes» au Burkina Faso et l’a uni au wax, perçu comme d’origine africaine, et qui fait référence à ses origines haïtiennes (parce que Ayiti est africaine, don’t change our mind), mais qui est fabriqué en Chine ou aux Pays-Bas.

Le wax and stripes de Stella Jean. Source : pinterest

De même, Tunde M. Akinwumi, dans son article, prône une promotion des véritables motifs africains et d’une industrie textile africaine. C’est ce que Nelly Wandji tente de réaliser à travers sa plateforme moonlook

« C’est dommage qu’un tissu d’importation fasse autant d’ombre à d’autres qui sont réellement africains. Avec le questionnement écologique du moment, autant valoriser des textiles alternatifs et développer les nombreux procédés méconnus du continent comme le tissage du coton faso dan fani, plutôt que de mettre en avant un tissu soi-disant africain, vendu aux Africains, qui n’apporte aucune valeur à l’Afrique. (…) Il y a des histoires bien plus belles à raconter que celle du wax hollandais » »

Nelly Wandji interrogée par Prisca Munkeni Monnier dans Le Monde Afrique

Le styliste camerounais Imane Ayissi, va dans le même sens pour défendre les tissus plus traditionnels :

« Il y a le kente mais aussi le batik, le bogolan malien, l’ewe ou ashanti [Ghana], le kita en Côte d’Ivoire, le faso dan fani, le ndop bamiléké [Cameroun]… Tous ces tissus sont en voie de disparition car les créateurs ne font pas leur travail. On les connaît très peu car tout le monde utilise le wax. Je trouve cela scandaleux. Si on disait que la dentelle de Calais était d’origine camerounaise, je crois que ça énerverait un peu. C’est une question d’identité et de reconnaissance… Le wax n’a jamais été africain, c’est un tissu qui nous a été imposé pendant la colonisation »

Imane Ayissi interrogé par Prisca Munkeni Monnier dans Le Monde Afrique

Le danger est donc que le wax étouffe les autres tissus africains, plus traditionnels, jusque dans leur production, qui pourrait peu à peu disparaître. Mais, le problème que soulèvent d’autres acteurs de cette industrie comme Maureen Ayité, fondatrice de Nanawax, est celle de la question des outils de production de masse… Les processus de production des tissus traditionnels ne correspondant pas à la société de (sur)consommation actuelle, le danger est donc de se retrouver face au même problème que celui rencontré par le batik javanais : une existence locale mais un effacement global au profit d’une production de qualité moindre, un tissu approprié et revendiqué par d’autres et qui a enrichi des Européens. Ce sont ces derniers (avec, à présent, l’Asie extrême orientale) qui détiennent les moyens de production (Capitalism 101) donc ils seront les plus réactifs et les plus rapidement performants s’il fallait produire en masse des tissus traditionnellement africains. D’ailleurs, on s’indigne aujourd’hui contre le wax des colons parce que c’est le tissu à la mode mais le bazin, cher aux Ouest-Africains, est lui aussi produit en Europe, essentiellement en Allemagne et en Autriche, avant d’être retravaillé localement, principalement au Mali.

Aujourd’hui, des organismes comme l’ITC – Ethical Fashion Initiative fondé en 2009 par Simone Cipriani, qui travaille pour les Nations Unies, développent des campagnes et des projets pour aider les entreprises locales et principalement les femmes, actrices primordiales de l’industrie textile en Afrique, à protéger leur investissement ou leurs innovations et leur permettent de collaborer avec d’autres acteurs afin de mieux promouvoir et vendre leurs produits. D’ailleurs, Stella Jean, collabore avec l’ITIC depuis 2015 et a ainsi rencontré des artisans burkinabés et haïtiens. Ci-dessous, quelques exemples de collaborations initiées par l’Ethical Fashion Initiative (de gauche à droite : Brother Vellies, EDUN, Karen Walker, Vivienne Westwood) :

Penser wax pour dire l’Afrique est indéniablement une paresse intellectuelle mais que pouvons-nous attendre de plus d’une société capitaliste de la surproduction et de la surconsommation ? L’hégémonie de cet imprimé s’est tissée au fil du temps parce que les Anglais et les Néerlandais possédaient les moyens financiers et les outils techniques pour la production de masse, déjà au XIXᵉ siècle… Par conséquent, tant que l’industrie textile africaine ne sera pas développée de manière indépendante (mais aussi plus éthique, car les conditions de travail en Ethiopie, le nouvel eldorado de la fast fashion occidentale sont déplorables), revendiquer une promotion des tissus 100% africains est un prêche dans le désert. Les conversations autour des pratiques et des productions traditionnelles historiques ne doivent pas pour autant être tues : pourquoi ne pas imaginer un modèle comme celui qui distingue l’industrie textile de masse et l’industrie du luxe ? On peut imaginer le développement d’une production locale de tissus comme le wax , destinée au plus grand nombre, et une autre, plus haut de gamme, destinée à un groupe aisé ou à l’export (cf. l’industrie du luxe à la française), pour les textiles qui exigent un processus de fabrication plus raffiné et une main d’œuvre plus qualifiée…

Il existe déjà des entreprises africaines fabricant du wax et employant des Africains en Afrique, un rejet total ou un boycott de cet imprimé, qui ne fonctionnerait pas à l’heure actuelle sur le continent, aurait donc une conséquence économique pour ces sociétés (sans compter l’impact sur les revendeuses et autres petits métiers autour du wax tels que les couturiers). Même Vlisco fabrique certaines gammes sur le continent africain, il est donc aisé de trouver des pagnes qui font vivre les Africains et qui participent à la vie économique et industrielle africaine. À nous, consommateurs et consommatrices, de faire les bons choix. Par ailleurs, il ne faut pas confondre traditionnel et culturel et il faut accepter que les traditions évoluent et se modifient. Par conséquent, rejeter l’identité africaine du wax revient à nier la capacité des Africains et Africaines à faire évoluer leurs traditions ou pire à faire la part des choses entre traditions historiques et habitudes culturelles.

Je pense aussi que dans ce débat, il y a une forme d’infantilisation intellectuelle des Africains et Africaines. Je peux comprendre que le renvoi incessant au wax lorsqu’on tente de marquer son individualité dans l’univers de la mode soit épuisant mais, en réalité, je n’ai jamais entendu des Africains et Africaines (vivant en Afrique) déclarer que le wax était une tradition ancestrale à défendre à tout prix et qu’il fallait la revendiquer jusqu’à la mort. On sait faire la part des choses entre les histoires, la beauté des imprimés, l’accessibilité des tissus, l’attrait de la mode et l’origine historique ! Pour beaucoup de créateurs, le wax est même un moyen de se faire connaitre parce qu’on sait que, malheureusement, dans tous les domaines, l’exotisme fait vendre, autant celui des créations que celui des personnes derrière elles. On peut décider de ne pas tomber dans ce piège et de rester fidèle à son éthique ou l’on peut accepter de passer par cette voie (facile ?) pour gagner en renommée et, plus tard, proposer puis défendre une culture collective ou individuelle.

Le wax en Occident, appropriation culturelle ou pas ?

Si Vlisco réalise 95% de ses ventes en Afrique, depuis une dizaine d’années le wax est de plus en plus populaire en Europe. Cela s’explique, d’une part, par la réappropriation des afrodescendants de ce tissu et, d’autre part, par la stratégie de partenariat mise en place par la société néerlando-britannique avec des stylistes et des marques occidentales comme Viktor and Rolf, Burberry, Stella Mc Cartney, Eastpak. Si la marque et la production sont européennes, où est donc le problème ?

D’abord, un petite explication rapide de ce qu’est l’appropriation culturelle, cette notion qui fait couler beaucoup de white tears et qui ne doit pas être confondue avec la domination culturelle (par exemple, lorsque des Africains portent des jeans, ce n’est pas de l’appropriation culturelle car ils ne font pas partie du groupe économiquement et culturellement dominant dans le monde et ne font pas croire qu’ils ont inventé cela ou ont été les premiers à en porter). L’appropriation culturelle est une notion sociologique qui désigne l’exploitation d’une culture ou des éléments d’une culture discriminée ou minoritaire par le groupe dominant qui en tire bénéfice pécunier, moral, intellectuel ou simplement compliments sans que celui-ci ne rende explicitement (ni implicitement, d’ailleurs) hommage à la culture d’origine, à défaut de la respecter lorsque ces éléments ont une dimension sacrée (par exemple) et qui va tendre à diminuer voire à effacer la contribution de la culture d’origine en transformant leur génie, leur histoire ou leurs coutumes en gadget (mercantile) ou en phénomène de mode acceptable uniquement dans, par et pour la culture dominante : dans cette famille, je demande les locks, les coiffes amérindiennes dans les festivals, les bindis de Gwen Stefani dans les années 90, Die Antwoord, le rock n roll, etc.

Revenons au wax. Certes, cet imprimé hollandais est un tissu globalisé par son histoire et sa production mais, facts are facts, sans les Africaines, il n’existerait plus aujourd’hui et personne n’en voudrait, comme au XIXᵉ siècle. En quelques années, on est passé de la moquerie à la surabondance d’imprimés wax et comme l’écrit l’anthropologue Anne Grosfilley dans Wax and Co, citée par Claire Nini : « Trop de Wax tue le wax !». Prenons l’exemple du chanteur M, il a l’air sympa et doux comme un agneau pourtant son look lors de la promotion de son album Lamomali tournait au ridicule. Le message reçu est que ce détour musical par l’Afrique (le Mali ?) est un énième cliché sur ce continent. Je sais que le costume a une place importante dans le projet musical de cet artiste mais inutile de nous gaver de références « africaines » si la musique proposée respecte les sonorités d’Afrique ou du Mali, d’après le titre de l’album (et puis le wax, c’est pas vraiment le textile emblématique du Mali, mais bref). Pour ajouter une couche au tiramisu à la mangue, nous sommes à nouveau face à un artiste qui montre son amour des cultures noires tout en restant silencieux sur les discriminations que rencontrent les afrodescendants locaux ou celles des artistes et étudiants d’Afrique qui peinent à obtenir des visas leur permettant de venir partager leur art ou leur intelligence loués dans des soupes world music.

Tout cela ne nous dit pas si le wax sauce estragon est une forme d’appropriation culturelle ou non. D’ailleurs, comment pourrait-il l’être puisque ce n’est pas un tissu africain… Il faut donc se demander si le wax est effectivement un tissu africain. Et je pense que Moulaye, cofondateur d’Afrikrea l’explique mieux que moi en prenant l’exemple du hamburger d’origine allemande mais associé à la culture états-unienne :

Le tissu wax est autant hollandais/javanais que le hamburger est allemand .

Moulaye, https://medium.com/afrikrea-blog/pourquoi-le-wax-est-bien-un-tissu-africain-5369df0e7387

Même Vlisco a compris que les Africaines jouaient le rôle principal dans le film : il suffit de faire un tour sur leur site

Capture d’écran de la page d’accueil de vlisco.com

Les Africaines ont sublimé le wax hollandais grâce aux histoires qu’elles ont développées autour des imprimés, grâce au travail avec les couturiers et autres tailleurs locaux. Elles ont transformé un bout de tissu en moyen de communication et d’expression libre, elles ont su lui donner de l’élégance et le travailler comme personne ne l’avait fait auparavant. On peut arguer que «l’hybridation de style», c’est-à-dire la succession des influences, caractérise cet imprimé mais quelle culture, depuis l’arrivée du wax hollandais sur l’ancienne Côte-de-l’Or, a enrichi et influencé ce tissu autant que la culture africaine occidentale et centrale ? À partir du moment où les Anglais et les Hollandais ont repris les modèles asiatiques et y ont ajouté des inspirations européennes, les influences suivantes et contemporaines proviennent essentiellement des consommatrices africaines ! Enfin, c’est l’aspect pour ne pas dire le fantasme africain qui fait vendre et fait le succès actuel du wax, non pas ses origines asiatiques ou la technologie hollandaise.

Ajoutons à cela la forte relation sentimentale, l’histoire personnelle qu’aucune autre culture n’entretient avec ce tissu : c’est le vêtement de nos mères, c’est le pagne dans lequel nous avons été portés, c’est celui des fêtes de famille que ce soit un mariage ou des funérailles, c’est le récit d’une vie de femme africaine mais c’est aussi celui dans lequel nos mères ont été humiliées parce que ça faisait « blédarde » (si on pouvait arrêter d’utiliser ce mot comme une insulte) de le porter en Occident. Dès lors, on comprend mieux le travail de réappropriation effectuée par de nombreux jeunes stylistes d’autant que le wax comporte une dimension panafricaine. En effet, il est partagé par différentes nations africaines et chacune peut se l’approprier grâce à ses symboles et ses motifs universels (ce que lui reproche Tunde M. Akinwumi). C’est pour cela que Stella Jean l’avait choisi pour représenter ses racines haïtiennes et c’est pour cette raison que Beyoncé l’a utilisé comme moyen de marquer son attachement à l’Afrique lors de sa push party (ne posez pas de questions) ayant pour thème l’Afrique (Beyoncé baby, what were you thinking? Heureusement que tu as appris de tes erreurs et en queen que tu es, tu as sorti les vrais baux en Afrique du Sud). Les mots de l’historienne de l’art Anne-Marie Bouttiaux sur France Culture résonnent avec justesse (même s’ils semblent justifier l’appropriation culturelle) : «ce n’est pas une identité mais une identification». On s’identifie parce que, pour les Africains et les afro-descendants, il y a une histoire commune et personnelle, une histoire intime, derrière le wax. Pour celles et ceux qui cherchent l’exotisme, quel est le point d’ancrage culturel au wax ? À quoi s’identifient ces personnes ?

Et précisément, dans l’imaginaire collectif et dans les faits, le wax est devenu un tissu africain comme l’hamburger une spécialité américaine. L’argumentaire du cofondateur d’Afrikrea sur ce qui fait l’histoire du wax est intéressant : «le point d’origine ou le mécanisme de propagation est anecdotique […] le tissu wax est autant hollandais/javanais que le hamburger est allemand : il faut reconnaitre la prépondérance de l’usage et l’association dans l’esprit entre un objet et une culture». Donc le bombardement d’images et de textes chantant les louanges du wax «revisitée», «modernisée», «ethno chic» (tous ces qualificatifs utilisés pour dire « exploité par des personnes blanches » 🙄) et occultant les premières personnes concernées pendant qu’une société entière continue à rire des «mamas» en kaba et Stella Mc Cartney à les vendre la peau des fesses, comprenez nos émotions !

Si vous avez retenu la leçon : l’effacement des groupes opprimés qui ont des difficultés à promouvoir leurs créations et leurs cultures au profit du groupe majoritaire qui est encensé pour une chose que les autres avaient non seulement déjà fait mais en plus pour laquelle ils ont subi foudres et moqueries = ? Le wax est «un tissu fait pour les Africains, très souvent vendu par eux et portés par eux» donc une utilisation et une promotion de cette étoffe qui effacerait cette importante partie de son histoire et ses protagonistes pour n’en conserver qu’une espèce d’ambiance et d’atmosphère exotique rendues acceptables par des adjectifs dégradant de manière implicite le groupe opprimé est de l’appropriation culturelle. #DealWithIt

L’inquiétude aujourd’hui est que Vlisco ne veut plus se contenter de faire des tissus. Les nombreuses collaborations et les stratégies de lancement des collections annuelles annoncent son entrée future dans le prêt-à-porter. Même si le lien avec les femmes africaines ayant contribué au succès de la marque depuis plus de 170 ans est renforcé dans sa communication, la compagnie vise clairement le marché blanc… Lorsque cette stratégie sera accomplie, quel regard porterons-nous sur un élément que nous avons accepté comme nôtre mais qui va être repris par la maison-mère ? quelle relation allons-nous lier avec ces vêtements et avec ce tissu ? La situation parfaite pour entretenir cette synergie et pour que les nouvelles consommatrices plus jeunes et plus exigeantes (voir l’article sur Fenty Beauty) continuent à respecter cette marque serait d’employer des stylistes africains ou afrodescendants et d’accepter que cet imprimé est indissociable de l’Afrique car les wypipo ne vont pas acheter les fringues en wax au même degré que nous, parce que, en vérité je vous le dis, ça ne leur va pas au teint. 🤷🏽‍♀️

Wishlist

Le beau livre Costumes et Textiles d’Afrique, des Berbères aux Zulu, d’Anne-Marie Bouttiaux, John Mack, Frieda Sorber, Anne van Cutsem-Vanderstraete

Un ou deux grands boubous en bazin, parce que c’est mon rêve depuis que je suis enfant.

Une tapisserie en véritable bogolan et une en raphia du Congo parce que j’ai l’amour de la belle tapisserie.

Un très bon couturier/tailleur à défaut de me permettre les collections de By Natacha Baco

Des cours de couture pour être encore plus flamboyante et un bon d’achat chez Vlisco

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